Interview de RUN pour Mutafukaz tome 4 !
La sortie du tome 4 de Mutafukaz était une excellente occasion d'aller poser quelques questions à RUN sur son univers. Grande fan de la série, c'est avec grand plaisir que j'ai pu aborder avec lui différents aspects de la psychologie de ses personnages. Voici donc retranscrite ici l'intégralité de notre entrevue, qui fut ponctuée de révélations, d'analyses et d'anecdotes.
Ginie : Le tome 4 vient de sortir. Soulagé ? Content ? Il aura été plus agréable à réaliser que le troisième que tu avais qualifié de chemin de croix ?
RUN : C'est toujours un chemin de croix de faire de la bande dessinée. C'est un travail qui nécessite beaucoup de concentration et beaucoup d'abnégation, dans le sens où il faut toujours être sur sa planche. Tu es tout seul face à ton truc, il faut raconter ton histoire et faire les dessins qui ne te plaisent pas toujours forcément, parce que l’histoire le nécessite. En plus je cumule d'autres postes à Ankama, notamment celui que directeur de collection du Label 619 qui me demande beaucoup de temps. Il y a aussi la potentielle adaptation du film Mutafukaz au cinéma qui est aussi très chronophage.
Mais pour ce tome 4 j'ai essayé de trouver une technique qui me permet de vraiment prendre le maximum de plaisir en écrivant tout à l'avance, pour pouvoir ensuite dessiner dans le désordre, selon mon humeur du moment. Ce qui n'était pas le cas des autres tomes, où je bossais de manière chronologique, scène après scène, page après page, case après case, et c'est vrai que des fois on est plus ou moins inspiré par certaines ambiances.
Au final, ce tome est peut-être plus abouti que les précédents, je me sens plus à l'aise avec mes influences qui commencent à se creuser de plus en plus. Bizarrement je ne vais même pas les chercher à l'extérieur, mais plutôt à l'intérieur du label : le fait de travailler avec Singelin, avec Maudoux, avec le Studio 4°C pour le long métrage, ça alimente beaucoup ma vision des choses. J'ai effectivement pris plus de plaisir à réaliser ce tome 4 que les autres tomes. Jusqu'au moment où mon disque dur à crashé et que j'ai perdu douze planches, là c'est redevenu du stress.
- Tu nous confirmes que le cinquième tome sera bien le dernier ?
Oui, le cinquième sera le dernier. Il est même déjà écrit. Du coup il n'y aura pas autant de temps à attendre qu'entre les tomes 3 et 4 où c'était un peu compliqué pour moi, avec le lancement du label 619, de DoggyBags, de The Grocery, la collection de art book, L.A. Kingz… Le temps passe très très vite, et c'est vrai qu'il s'est passé presque 3 ans avec le tome précédent. Ce qui ne sera donc pas le cas pour le tome 5.
- Dès le premier tome on se rend compte qu'il y a un énorme background derrière Mutafukaz. Comment a évolué cet univers entre les petits personnages d'Halloween nés en 1997, le court métrage "Opération Tête Noire" de 2003 et l'univers décliné à partir de 2006 dans "Dark Meat City" ?
Au début je n'avais pas franchement d'ambition sur Mutafukaz. Les personnages sont nés à Halloween en 1997, une campagne de pub Coca-Cola m'avait inspiré, j'avais dessiné les premiers personnages, l'un avec la tête de citrouille et l'autre avec la tête enflammée. Ensuite j'ai trouvé ça sympa, je me suis dit que je pourrais en faire quelque chose, j'ai commencé à développer leur background, qui n'avait strictement rien à voir avec maintenant. C'était des gags, les deux personnages s'alliaient contre un petit démon particulièrement dur à buter. Et puis de fil en aiguille j'ai commencé à attaquer une histoire qui les confrontait cette fois-ci à des extra-terrestres. En fait, c'est cette petite histoire qui est devenu le Mutafukaz qu'on connait aujourd'hui, mais qui a vraiment évolué depuis.
- "Opération Tête Noire" se déroule déjà aux Etats-Unis non ?
Mon inspiration pour ce court métrage vient en fait principalement de Barcelone. Dans le pilote il y a des gratte-ciels qui évoquent déjà les Etats-Unis, mais au final cela n'a rien à voir avec le Dark Meat City de maintenant. C'était un mélange entre New-York et l'Europe, alors que maintenant ça ressemble plus à Los Angeles et d'autres villes de la côte ouest, voir même une partie du Texas. Je trouvais intéressant de partir sur une ville basse, pour donner beaucoup d'espace au ciel, parce que c'est de là d'où vient la terreur. Et l'ambiance est assez claustrophobe dans Mutafukaz, un peu de ciel de temps en temps fait du bien. Puis j'avais envie de dessiner des palmiers…
- Malgré une grosse évolution, il y a quand même déjà énormément des bases qui sont posées dans ce court métrage, on a déjà les hommes en noir, la section Z-7, les cafards…
En fait toute cette mythologie n'est pas de moi. Souvent les gens me parlent de Tarantino, mais lui aussi il crée du neuf avec de l'ancien. Par exemple, le folklore des hommes en noir, c'est un truc qui existe depuis les années 50 aux Etats-Unis. J'avais envie de développer ce truc-là. C'était bien avant Men in Black, qui a parodié le phénomène. Ensuite en 2003 dans "Opération Tête Noire" il y a effectivement déjà les Z-7, qui eux m'étaient inspirés de Jin-Roh et de bouquins de la Seconde Guerre Mondiale que j'avais acheté, dans lesquels il y avait des soldats allemands avec les masques grand froid. En fait c'est un gros melting pot de pleins de vieux trucs remis au goût du jour, et mélangés.
- Il y a beaucoup de protagonistes intéressants dans Mutafukaz. Aimerais-tu réaliser une sorte de spin-off avec l'un d'eux une fois le tome cinq bouclé ?
En fait, à la fin du tome cinq j'avais prévu de faire un épilogue en pleines pages pour chaque personnage. Ça peut effectivement donner des idées de spin off. Après je ne voudrais pas non plus tirer sur la corde. C'est vrai que ce qui m'embête un peu, c'est que des fois j'aimerais bien m'attarder un peu plus sur certaines parties de l'histoire ou de l'univers, et je ne peux pas le faire parce qu'il faut faire avancer la trame… Sinon ça ne sera jamais fini et on perdrait vite le fil conducteur. Mais oui, des spin off c'est le genre de trucs qui pourraient m'intéresser.
Maintenant pour tout dire je suis déjà en train d'écrire un nouvel arc de Mutafukaz, je ne sais pas encore, si j'aurai la force, le courage, ou l'envie de le faire. Ce serait toujours avec Angelino et Vinz parce que je trouve que je ne suis pas allé à fond avec ces personnages, surtout Vinz qui reste encore beaucoup en retrait. Le nouvel arc que j'ai commencé à écrire comprend des choses qui me plaisent bien, parce que j'y développe la psychologie de certains personnages.
- En parlant des personnages, on sent que El Diablo a un passif assez lourd et des choses sur le coeur. Es-tu allé jusqu'au bout avec ce personnage ?
Non, malheureusement. Mais je me retrouve un peu dans El Diablo, c'est un peu moi (comme avec Angelino pour d'autres aspects) dans le sens où j'ai mes passages un peu sauvages. J'ai toujours cette dualité en moi, on me définit comme quelqu'un de généreux et c'est vrai que j'aide facilement les gens, mais d'un autre côté, très bizarrement, je crois que je suis assez profondément misanthrope. Ce qui est plutôt paradoxal.
- Il y a la scène dans le tome quatre avec El Diablo qui est extrêmement misanthrope et que j'avais tweeté justement…
Ben ça c'est moi ! Je pense tout ce que je lui fais dire ! C'est exactement ça !
- D'où lui vient cet extrémisme par rapport à son histoire ?
Pour moi en fait El Diablo a une maladie. Il crache du sang à un moment et je pense qu'il sait qu'il a une maladie incurable ou alors il s'en est persuadé. Peut-être un cancer, d'avoir trop fumé. Je l'ai écrit comme ça, en me disant que c'est le genre de mec qui ne croyait en rien, et qu’il était très mal. Puis il a rencontré Jessie, qui était son meilleur ennemi, et qui correspondait à des valeurs. Lui s’est forgé ses valeurs en réponse à celles de Jessie. A partir du moment où il n'y a plus Jessie, tout fout le camp pour lui, il se dit "à quoi bon ?". Je ne voulais rien raconter de particulier avec El Diablo, même si je connaissais son background. Après je ne sais pas si les lecteurs ressentent toutes ces choses qui ne sont pas forcément développées dans l'histoire.
- Et donc, qui est ton personnage préféré ?
Bizarrement j'aime bien Bruce Maccahabee, mais je ne sais pas pourquoi. J'aime bien sa psychologie très basique, le côté déterminé, qui sait ce qu'il veut. J'ai un peu d'affection pour Popeye. Puis il y a Willy, il est un mélange de plein de gars que je connais, je l'aime bien parce qu'il m'énerve, et j'aime bien essayer de faire partager aux gens l'agacement que je peux avoir vis-à-vis des personnes comme ça, les plans foireux, l'aspect profiteur, opportuniste. Finalement il est presque pire que les méchants, même s'il est attachant, c'est un petit con, un petit traitre.
- Et l'agent Crocodile ? D'où vient sa paranoïa ? Est-ce seulement la vengeance qui le pousse à agir seul ?
Je pense qu'il avait un terrain pas très stable déjà à la base, peut-être due à une frustration. La scène de l'hôpital dans le tome 4 est inspirée de réels cas d'école, de paranoïaques qui regardent le journal télévisé et sont persuadés qu'on leur délivre des messages secrets, et que toutes les informations sont liées entre elles. Il y a un côté théorie du complot. Pour l'agent Crocodile, je me suis dit qu'un gars qui n'est déjà pas stable, qui en plus est dans une sorte d'organisation secrète, s'il commence à péter un boulon, ça peut vite partir en live. Flirter un peu avec la folie d'un personnage m'intéressait beaucoup.
Pour la raison qui le décide à partir en solo, c'est parce que parfois, tu te rends compte qu'une organisation est très lourde, et que si tu fais le truc par toi-même tu es plus libre, tu n'as pas d'autorisation à demander, tu n'as plus à obéir à une hiérarchie. Dans sa tête, il s'est dit "ces deux mecs il faut les buter, moi je sais comment y aller, je pars solo et je vais me les faire tout seul". Il est super déterminé mais dans le tome 4 il change un peu de cible et il décide d'aller taper plus haut, sauf qu'il se plante carrément.
- Les cafards qui représentent la lose et la déprime latente chez Angélino finissent par lui sauver la vie en effectuant un voyage étonnant. D'où vient cette idée d'utiliser ces insectes ?
La métaphore me plaisait dans le sens ou Vinz et Angelino n'appartiennent à aucune famille clairement identifiable dans la ville, ils ne font pas partie d'un gang, ils ne sont pas d'une catégorie ethnique particulière, ils sont vraiment en marge total. Du coup Angelino pourrait presque être considéré comme un pestiféré, tout comme les cafards. Puis en France on dit "j'ai le cafard" quand on est en déprime. Il y a le côté lose, pessimiste. Angelino entretient ses cafards, il leur donne à manger comme on alimente une dépression. Mais c'est aussi parce qu'il leur prête attention que finalement ils sont attachés à lui, viennent le retrouver et lui sauvent la vie. Un peu comme si parfois le fait de toucher le fond pouvait te permettre de comprendre certaines choses pour mieux repartir par la suite.
- Question con : comment ça se passe quand Vinz met une casquette ? Elle devrait cramer non ?
Ben oui, en toute logique elle devrait cramer. On peut considérer que c'est comme un petit feu que la casquette maintient, comme la gazinière au minimum. Après, comment il dort, je ne sais pas trop non plus. Le seul truc que je me suis fixé, c'est que s'il meurt, la flamme s'éteint.
- Ton dessin a énormément progressé au fil des tomes. Comment ressens-tu l'évolution de ton graphisme et ton aisance dans cet univers ?
Je ne me sens pas vraiment dessinateur, pas assez légitime. Je m'aide beaucoup de photos. J'ai du mal avec mes propres dessins, je n'ai aucune autosatisfaction quand je ré-ouvre un tome. J'essaie de rendre le truc le plus accessible possible, puis je compense par une certaine générosité en mettant plein de détails, en m'appliquant sur les couleurs. Mais je me sens plus graphiste ou metteur en scène que dessinateur.
- Justement, où en est l'avancement de l'adaptation de Mutafukaz en film ? Quelle est ta part d'implication dans tout le travail que représente un long métrage animé ?
Le story-board est fini mais je suis en train de réécrire le script de manière formelle, pour pouvoir le présenter officiellement avec tous les codes à respecter pour des producteurs, distributeurs. Il faut un document clair qui décrit tout ce qui se passe dans le film avec tous les dialogues, etc.
Sinon mon implication se fait à tous les niveaux, maintenant que la pré-prod est faite, c'est quand même balisé. Mais je dois veiller au grain, pour que tout soit raccord avec l'univers, comme les voitures, ou les uniformes de flic. C'est du travail de co-réalisation et de validation de chaque étape de production. Mais le Studio 4°C, c'est des champions, c'est super agréable de bosser avec eux. Ils ont totalement digéré Mutafukaz. Avant les personnages ne vivaient que dans ma tête, maintenant ils vivent aussi dans la tête de Nishimi San (Shojiro Nishimi) et c'est super agréable, l'univers ne m'appartient plus à moi seul. S'il créait une histoire de Mutafukaz il taperait dans le mille. Si demain je meurs, Mutafukaz peut continuer avec lui…
- Avec Ankama et le Label 619 tu as l'opportunité de réaliser des éditions avec changement de papier, impression argent, pages en 3D, dos "tagués". Du jamais vu dans la BD européenne. Il y a également de nombreuses recherches graphiques. C'est même devenu la marque de fabrique du Label. Quelques mots à ce sujet ?
Par rapport aux recherches graphiques, j'ai un frère siamois, Yuck, on se connait depuis super longtemps et quand je dis "Tiens il faudrait quelque chose dans le genre", il voit directement ce que je veux dire. Quand je n'ai pas d'idée, il balance des trucs. Ca fait plus de 10 ans qu'on se connait maintenant, on va dans la même direction. C'est vraiment un pilier du Label 619. Sans Yuck, je en me verrai pas continuer le Label.
Le but des tranches "taguées", c'était que quand tu arrives chez les gens et que tu vois leur bibliothèque, tu sais tout de suite s'ils ont Mutafukaz. On a refait la même chose pour The Grocery, pour Freaks’ Squeele les tranches sont assez particulières aussi. On essaie de réfléchir à l'objet, à l'heure du numérique il faut miser là-dessus.
Mais heureusement qu'il y a Ankama, dans les autres maisons d'éditions, il faut réduire les coûts au maximum. Moi je pars du principe que si l'objet est beau, les gens y sont sensibles. Il faut bichonner les objets. Ça me fait peur, le tout virtuel, ne serait-ce que pour les générations futures. Il suffit d'une éruption solaire et tout le numérique fout le camp (rires). Notre métier c'est d'abord le livre, ensuite, le portage numérique, pourquoi pas.
- Merci pour cette interview, ravie d'avoir pu approfondir un peu avec toi la psychologie de tes personnages !
Merci à toi. Ça m'a changé de ces éternels marronniers ! C'est cool.
RUN : C'est toujours un chemin de croix de faire de la bande dessinée. C'est un travail qui nécessite beaucoup de concentration et beaucoup d'abnégation, dans le sens où il faut toujours être sur sa planche. Tu es tout seul face à ton truc, il faut raconter ton histoire et faire les dessins qui ne te plaisent pas toujours forcément, parce que l’histoire le nécessite. En plus je cumule d'autres postes à Ankama, notamment celui que directeur de collection du Label 619 qui me demande beaucoup de temps. Il y a aussi la potentielle adaptation du film Mutafukaz au cinéma qui est aussi très chronophage.
Mais pour ce tome 4 j'ai essayé de trouver une technique qui me permet de vraiment prendre le maximum de plaisir en écrivant tout à l'avance, pour pouvoir ensuite dessiner dans le désordre, selon mon humeur du moment. Ce qui n'était pas le cas des autres tomes, où je bossais de manière chronologique, scène après scène, page après page, case après case, et c'est vrai que des fois on est plus ou moins inspiré par certaines ambiances.
Au final, ce tome est peut-être plus abouti que les précédents, je me sens plus à l'aise avec mes influences qui commencent à se creuser de plus en plus. Bizarrement je ne vais même pas les chercher à l'extérieur, mais plutôt à l'intérieur du label : le fait de travailler avec Singelin, avec Maudoux, avec le Studio 4°C pour le long métrage, ça alimente beaucoup ma vision des choses. J'ai effectivement pris plus de plaisir à réaliser ce tome 4 que les autres tomes. Jusqu'au moment où mon disque dur à crashé et que j'ai perdu douze planches, là c'est redevenu du stress.
- Tu nous confirmes que le cinquième tome sera bien le dernier ?
Oui, le cinquième sera le dernier. Il est même déjà écrit. Du coup il n'y aura pas autant de temps à attendre qu'entre les tomes 3 et 4 où c'était un peu compliqué pour moi, avec le lancement du label 619, de DoggyBags, de The Grocery, la collection de art book, L.A. Kingz… Le temps passe très très vite, et c'est vrai qu'il s'est passé presque 3 ans avec le tome précédent. Ce qui ne sera donc pas le cas pour le tome 5.
- Dès le premier tome on se rend compte qu'il y a un énorme background derrière Mutafukaz. Comment a évolué cet univers entre les petits personnages d'Halloween nés en 1997, le court métrage "Opération Tête Noire" de 2003 et l'univers décliné à partir de 2006 dans "Dark Meat City" ?
Au début je n'avais pas franchement d'ambition sur Mutafukaz. Les personnages sont nés à Halloween en 1997, une campagne de pub Coca-Cola m'avait inspiré, j'avais dessiné les premiers personnages, l'un avec la tête de citrouille et l'autre avec la tête enflammée. Ensuite j'ai trouvé ça sympa, je me suis dit que je pourrais en faire quelque chose, j'ai commencé à développer leur background, qui n'avait strictement rien à voir avec maintenant. C'était des gags, les deux personnages s'alliaient contre un petit démon particulièrement dur à buter. Et puis de fil en aiguille j'ai commencé à attaquer une histoire qui les confrontait cette fois-ci à des extra-terrestres. En fait, c'est cette petite histoire qui est devenu le Mutafukaz qu'on connait aujourd'hui, mais qui a vraiment évolué depuis.
- "Opération Tête Noire" se déroule déjà aux Etats-Unis non ?
Mon inspiration pour ce court métrage vient en fait principalement de Barcelone. Dans le pilote il y a des gratte-ciels qui évoquent déjà les Etats-Unis, mais au final cela n'a rien à voir avec le Dark Meat City de maintenant. C'était un mélange entre New-York et l'Europe, alors que maintenant ça ressemble plus à Los Angeles et d'autres villes de la côte ouest, voir même une partie du Texas. Je trouvais intéressant de partir sur une ville basse, pour donner beaucoup d'espace au ciel, parce que c'est de là d'où vient la terreur. Et l'ambiance est assez claustrophobe dans Mutafukaz, un peu de ciel de temps en temps fait du bien. Puis j'avais envie de dessiner des palmiers…
- Malgré une grosse évolution, il y a quand même déjà énormément des bases qui sont posées dans ce court métrage, on a déjà les hommes en noir, la section Z-7, les cafards…
En fait toute cette mythologie n'est pas de moi. Souvent les gens me parlent de Tarantino, mais lui aussi il crée du neuf avec de l'ancien. Par exemple, le folklore des hommes en noir, c'est un truc qui existe depuis les années 50 aux Etats-Unis. J'avais envie de développer ce truc-là. C'était bien avant Men in Black, qui a parodié le phénomène. Ensuite en 2003 dans "Opération Tête Noire" il y a effectivement déjà les Z-7, qui eux m'étaient inspirés de Jin-Roh et de bouquins de la Seconde Guerre Mondiale que j'avais acheté, dans lesquels il y avait des soldats allemands avec les masques grand froid. En fait c'est un gros melting pot de pleins de vieux trucs remis au goût du jour, et mélangés.
- Il y a beaucoup de protagonistes intéressants dans Mutafukaz. Aimerais-tu réaliser une sorte de spin-off avec l'un d'eux une fois le tome cinq bouclé ?
En fait, à la fin du tome cinq j'avais prévu de faire un épilogue en pleines pages pour chaque personnage. Ça peut effectivement donner des idées de spin off. Après je ne voudrais pas non plus tirer sur la corde. C'est vrai que ce qui m'embête un peu, c'est que des fois j'aimerais bien m'attarder un peu plus sur certaines parties de l'histoire ou de l'univers, et je ne peux pas le faire parce qu'il faut faire avancer la trame… Sinon ça ne sera jamais fini et on perdrait vite le fil conducteur. Mais oui, des spin off c'est le genre de trucs qui pourraient m'intéresser.
Maintenant pour tout dire je suis déjà en train d'écrire un nouvel arc de Mutafukaz, je ne sais pas encore, si j'aurai la force, le courage, ou l'envie de le faire. Ce serait toujours avec Angelino et Vinz parce que je trouve que je ne suis pas allé à fond avec ces personnages, surtout Vinz qui reste encore beaucoup en retrait. Le nouvel arc que j'ai commencé à écrire comprend des choses qui me plaisent bien, parce que j'y développe la psychologie de certains personnages.
- En parlant des personnages, on sent que El Diablo a un passif assez lourd et des choses sur le coeur. Es-tu allé jusqu'au bout avec ce personnage ?
Non, malheureusement. Mais je me retrouve un peu dans El Diablo, c'est un peu moi (comme avec Angelino pour d'autres aspects) dans le sens où j'ai mes passages un peu sauvages. J'ai toujours cette dualité en moi, on me définit comme quelqu'un de généreux et c'est vrai que j'aide facilement les gens, mais d'un autre côté, très bizarrement, je crois que je suis assez profondément misanthrope. Ce qui est plutôt paradoxal.
- Il y a la scène dans le tome quatre avec El Diablo qui est extrêmement misanthrope et que j'avais tweeté justement…
Ben ça c'est moi ! Je pense tout ce que je lui fais dire ! C'est exactement ça !
Cliquez pour agrandir |
- D'où lui vient cet extrémisme par rapport à son histoire ?
Pour moi en fait El Diablo a une maladie. Il crache du sang à un moment et je pense qu'il sait qu'il a une maladie incurable ou alors il s'en est persuadé. Peut-être un cancer, d'avoir trop fumé. Je l'ai écrit comme ça, en me disant que c'est le genre de mec qui ne croyait en rien, et qu’il était très mal. Puis il a rencontré Jessie, qui était son meilleur ennemi, et qui correspondait à des valeurs. Lui s’est forgé ses valeurs en réponse à celles de Jessie. A partir du moment où il n'y a plus Jessie, tout fout le camp pour lui, il se dit "à quoi bon ?". Je ne voulais rien raconter de particulier avec El Diablo, même si je connaissais son background. Après je ne sais pas si les lecteurs ressentent toutes ces choses qui ne sont pas forcément développées dans l'histoire.
Bizarrement j'aime bien Bruce Maccahabee, mais je ne sais pas pourquoi. J'aime bien sa psychologie très basique, le côté déterminé, qui sait ce qu'il veut. J'ai un peu d'affection pour Popeye. Puis il y a Willy, il est un mélange de plein de gars que je connais, je l'aime bien parce qu'il m'énerve, et j'aime bien essayer de faire partager aux gens l'agacement que je peux avoir vis-à-vis des personnes comme ça, les plans foireux, l'aspect profiteur, opportuniste. Finalement il est presque pire que les méchants, même s'il est attachant, c'est un petit con, un petit traitre.
- Et l'agent Crocodile ? D'où vient sa paranoïa ? Est-ce seulement la vengeance qui le pousse à agir seul ?
Je pense qu'il avait un terrain pas très stable déjà à la base, peut-être due à une frustration. La scène de l'hôpital dans le tome 4 est inspirée de réels cas d'école, de paranoïaques qui regardent le journal télévisé et sont persuadés qu'on leur délivre des messages secrets, et que toutes les informations sont liées entre elles. Il y a un côté théorie du complot. Pour l'agent Crocodile, je me suis dit qu'un gars qui n'est déjà pas stable, qui en plus est dans une sorte d'organisation secrète, s'il commence à péter un boulon, ça peut vite partir en live. Flirter un peu avec la folie d'un personnage m'intéressait beaucoup.
Pour la raison qui le décide à partir en solo, c'est parce que parfois, tu te rends compte qu'une organisation est très lourde, et que si tu fais le truc par toi-même tu es plus libre, tu n'as pas d'autorisation à demander, tu n'as plus à obéir à une hiérarchie. Dans sa tête, il s'est dit "ces deux mecs il faut les buter, moi je sais comment y aller, je pars solo et je vais me les faire tout seul". Il est super déterminé mais dans le tome 4 il change un peu de cible et il décide d'aller taper plus haut, sauf qu'il se plante carrément.
- Les cafards qui représentent la lose et la déprime latente chez Angélino finissent par lui sauver la vie en effectuant un voyage étonnant. D'où vient cette idée d'utiliser ces insectes ?
La métaphore me plaisait dans le sens ou Vinz et Angelino n'appartiennent à aucune famille clairement identifiable dans la ville, ils ne font pas partie d'un gang, ils ne sont pas d'une catégorie ethnique particulière, ils sont vraiment en marge total. Du coup Angelino pourrait presque être considéré comme un pestiféré, tout comme les cafards. Puis en France on dit "j'ai le cafard" quand on est en déprime. Il y a le côté lose, pessimiste. Angelino entretient ses cafards, il leur donne à manger comme on alimente une dépression. Mais c'est aussi parce qu'il leur prête attention que finalement ils sont attachés à lui, viennent le retrouver et lui sauvent la vie. Un peu comme si parfois le fait de toucher le fond pouvait te permettre de comprendre certaines choses pour mieux repartir par la suite.
- Question con : comment ça se passe quand Vinz met une casquette ? Elle devrait cramer non ?
Ben oui, en toute logique elle devrait cramer. On peut considérer que c'est comme un petit feu que la casquette maintient, comme la gazinière au minimum. Après, comment il dort, je ne sais pas trop non plus. Le seul truc que je me suis fixé, c'est que s'il meurt, la flamme s'éteint.
- Ton dessin a énormément progressé au fil des tomes. Comment ressens-tu l'évolution de ton graphisme et ton aisance dans cet univers ?
Je ne me sens pas vraiment dessinateur, pas assez légitime. Je m'aide beaucoup de photos. J'ai du mal avec mes propres dessins, je n'ai aucune autosatisfaction quand je ré-ouvre un tome. J'essaie de rendre le truc le plus accessible possible, puis je compense par une certaine générosité en mettant plein de détails, en m'appliquant sur les couleurs. Mais je me sens plus graphiste ou metteur en scène que dessinateur.
- Justement, où en est l'avancement de l'adaptation de Mutafukaz en film ? Quelle est ta part d'implication dans tout le travail que représente un long métrage animé ?
Le story-board est fini mais je suis en train de réécrire le script de manière formelle, pour pouvoir le présenter officiellement avec tous les codes à respecter pour des producteurs, distributeurs. Il faut un document clair qui décrit tout ce qui se passe dans le film avec tous les dialogues, etc.
Sinon mon implication se fait à tous les niveaux, maintenant que la pré-prod est faite, c'est quand même balisé. Mais je dois veiller au grain, pour que tout soit raccord avec l'univers, comme les voitures, ou les uniformes de flic. C'est du travail de co-réalisation et de validation de chaque étape de production. Mais le Studio 4°C, c'est des champions, c'est super agréable de bosser avec eux. Ils ont totalement digéré Mutafukaz. Avant les personnages ne vivaient que dans ma tête, maintenant ils vivent aussi dans la tête de Nishimi San (Shojiro Nishimi) et c'est super agréable, l'univers ne m'appartient plus à moi seul. S'il créait une histoire de Mutafukaz il taperait dans le mille. Si demain je meurs, Mutafukaz peut continuer avec lui…
- Avec Ankama et le Label 619 tu as l'opportunité de réaliser des éditions avec changement de papier, impression argent, pages en 3D, dos "tagués". Du jamais vu dans la BD européenne. Il y a également de nombreuses recherches graphiques. C'est même devenu la marque de fabrique du Label. Quelques mots à ce sujet ?
Par rapport aux recherches graphiques, j'ai un frère siamois, Yuck, on se connait depuis super longtemps et quand je dis "Tiens il faudrait quelque chose dans le genre", il voit directement ce que je veux dire. Quand je n'ai pas d'idée, il balance des trucs. Ca fait plus de 10 ans qu'on se connait maintenant, on va dans la même direction. C'est vraiment un pilier du Label 619. Sans Yuck, je en me verrai pas continuer le Label.
Le but des tranches "taguées", c'était que quand tu arrives chez les gens et que tu vois leur bibliothèque, tu sais tout de suite s'ils ont Mutafukaz. On a refait la même chose pour The Grocery, pour Freaks’ Squeele les tranches sont assez particulières aussi. On essaie de réfléchir à l'objet, à l'heure du numérique il faut miser là-dessus.
Mais heureusement qu'il y a Ankama, dans les autres maisons d'éditions, il faut réduire les coûts au maximum. Moi je pars du principe que si l'objet est beau, les gens y sont sensibles. Il faut bichonner les objets. Ça me fait peur, le tout virtuel, ne serait-ce que pour les générations futures. Il suffit d'une éruption solaire et tout le numérique fout le camp (rires). Notre métier c'est d'abord le livre, ensuite, le portage numérique, pourquoi pas.
- Merci pour cette interview, ravie d'avoir pu approfondir un peu avec toi la psychologie de tes personnages !
Merci à toi. Ça m'a changé de ces éternels marronniers ! C'est cool.
Pensez à vous inscrire à la newsletter et/ou au flux RSS pour être informé des prochaines publications.